Par Jean-Michel Costes, Jean-Pierre Couteron, Pr François Paille, Pr Michel Reynaud
Publié le: 12 juin
Le Monde.fr | 31.05.2012 à 17h59 . Mis à jour le 31.05.2012 à 17h59
Les priorités énoncées par le président de la République - justice sociale et jeunesse - nécessitent une rénovée vis-à-vis des addictions, pragmatique et efficace, de prévention, de soins et de réduction des dommages associés.
*UNE APPROCHE DÉPASSÉE, UN BILAN NÉGATIF*
Créée en 1982, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) applique d’abord une politique de la "lutte contre la drogue". A la fin des années 1990, se basant sur de nouvelles données scientifiques, elle étend ses missions aux consommations problématiques de tabac et d’alcool, intégrant la notion d’addiction. Elle se recentre sur le comportement plus que sur les produits.
L’addictologie est reconnue comme une spécialité scientifique et médicale à part entière, et en 2006, un"plan addictions" initie une politique qui prend en compte les évolutions de la société du XXIe siècle.
Mais dès 2007, l’addiction cesse à nouveau d’être une priorité gouvernementale. La diminution des financements s’ajoute au retour à "la guerre à la drogue", avec priorité à la répression des produits illicites alors que la prévention est lacunaire, peu efficace et focalisée sur l’information et les produits.
Résultat, la consommation de cannabis reste élevée et celle de cocaïne enregistre une forte progression tandis que les décès liés aux drogues illicites, en baisse au milieu des années 1990, repartent à la hausse. Il faut y ajouter une augmentation des consommations excessives d’alcool chez les jeunes et une reprise de celle du tabac. Tabac et alcool sont toujours responsables de 100 000 morts par an.
La politique de répression, obsédée par la volonté de "faire du chiffre", a démultiplié les interpellations d’usagers là où il aurait été préférable de se centrer sur les trafics. Les 120 000 interpellations annuelles pour usage, essentiellement de cannabis, font l’objet d’une réponse pénale quasi systématique, dont des condamnations de plus en plus nombreuses, mais sans arriver à endiguer le développement des usages, ni la monté de la violence.
Enfin, l’insuffisance des politiques de prévention, de réduction des risques, le non développement des structures d’accompagnement, de soins, d’enseignement et de recherche sont dénoncés par tous les acteurs concernés.
*POUR UNE POLITIQUE ADAPTÉE À NOTRE SOCIÉTÉ*
Un changement dans les objectifs, la stratégie et la gouvernance, est indispensable pour répondre à une triple évolution.
D’abord, la place prise par la notion d’addiction. Admise autant par les spécialistes que par le grand public, elle correspond à la perte de contrôle d’une consommation ou d’un comportement, à l’origine lié au plaisir, entrainant des dommages personnels, sanitaires et sociaux. L’organisation des soins est désormais structurée dans cette optique.
Ensuite, le caractère profondément addictogène de notre société : la culture consumériste pousse à l’intensité des consommations, à leur brièveté et à leur renouvellement rapide, dans une société de la performance et de l’excès.
Enfin, les crises économiques qui se succèdent génèrent exclusion et précarité, souffrance et humiliation, colère et rage que potentialisent et/ou atténuent des produits dont le prix et le marketing sont adaptés (canettes de 50 cl de bière à 11.8°, crack, médicaments détournés leur usage).
Face à ce nouvel environnement, la "guerre à la drogue" est coûteuse et dépassée. Elle doit laisser la place à l’évaluation objective des bénéfices et des dommages, individuels et sociaux, des consommations. Cette évaluation rendra ensuite possible l’application de politiques à l’efficacité scientifiquement prouvée, poursuivant trois objectifs pragmatiques et équilibrés : diminution des consommations ou comportements potentiellement nocifs ; réduction des dommages qui leur sont liés ; renforcement d’une aide et d’un accompagnement les plus précoces possibles.
Pour les réaliser, elle devra développer des moyens innovants, adaptés au nouveau contexte sociétal. En premier lieu, une prévention globale, donnant la priorité à des stratégies de repérage et d’intervention précoce au bénéfice des populations les plus à risques. Ainsi pour le public "jeunes", l’objectif est d’aller à sa rencontre par des interventions en direction des parents, mais aussi du milieu scolaire, des dispositifs éducatifs ou d’insertion, ou en développant des actions en milieu festif, et cela en lien avec les Consultations Jeunes Consommateurs. Les patients atteints de troubles mentaux sont un autre public à privilégier, troubles psychiatriques et troubles addictifs s’aggravant mutuellement et nécessitant une double prise en charge. L’évolution récente des usages montre aussi l’importance d’actions vers le public féminin, tenant compte des situations de vulnérabilité physique, de grossesse, des risques de violences, de stigmatisation et de désocialisation. Enfin, les populations incarcérées ou sous main de justice nécessitent un effort spécifique d’accès aux soins et de réduction des risques.
Donner à la prévention la place qu’elle mérite ne dispensera pas de développer l’évaluation, l’orientation et l’accès aux soins. Ce deuxième axe est détaillé dans des propositions pragmatiques et peu coûteuses, visant à une meilleure organisation du dispositif de soin et à une formation renforcée, présentées dans le"livre blanc de l’addictologie française".
Enfin, cette politique équilibrée nécessite des mesures de contrôle et de réduction de l’offre. Pour l’offre régulée (alcool, tabac, jeux d’argent) les stratégies validées de lutte contre les incitations à la consommation excessive sont l’augmentation des prix, les actions visant à dénormaliser la consommation, le contrôle et l’encadrement de l’offre. Pour l’offre interdite (stupéfiants), au delà de la nécessité de lutter contre les trafics, centrer la pénalisation de l’usage, non sur l’usage privé, mais sur les délits liés aux usages de produits induisant des dommages à autrui (délits routiers, métiers à risque, violence en groupe...), complétée par une évaluation clinique en cas de récidive et une orientation thérapeutique chaque fois que nécessaire.
Ces mesures peuvent être financées dans le cadre des contraintes budgétaires actuelles, en sollicitant d’une part les taxes sur le tabac, l’alcool et les addictions aux jeux d’argent et de hasard et, d’autre part, en maintenant l’affectation de la saisie des biens des trafiquants.
Enfin, une nouvelle gouvernance s’impose, fondant cette nouvelle stratégie sur des données probantes et évaluées et la consultation des professionnels et des usagers. Elle doit s’appuyer sur un organisme indépendant ayant mission d’analyser et d’évaluer le phénomène des addictions, ses évolutions et les réponses apportées. Un Institut de recherche national en addictologie, regroupant des unités de recherches fondamentales, cliniques et thérapeutiques permettrait une approche objective des stratégies diagnostiques et thérapeutiques.
Une Commission nationale addiction, en sommeil depuis 2 ans et une Commission parlementaire permanente des addictions compléteraient un pilotage rendu plus indépendant des intérêts politiques.
*Jean-Michel Costes*, directeur OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies) 1995/2011 ;
*Jean-Pierre Couteron*, président fédération addication ;
*François Paille*, président FFA (Fédération française d’Addictologie) ;
*Michel Reynaud*, président CUNEA (Collège universitaire national des enseignants d’addictologie).
Jean-Michel Costes, Jean-Pierre Couteron, Pr François Paille, Pr Michel Reynaud
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