Venu en août 2011 à Tanger pour une mission qui ne devait durer que vingt-quatre heures, Luc-Etienne, chauffeur de bus belge est depuis assigné à résidence au Maroc, soupçonné de trafic de stupéfiants. Pourtant le bus qu'il conduisait était, selon lui, vide.
Près du port de Tanger, des Marocains regardent le détroit de Gibraltar au loin. Reuters/Rafael Marchante.
Le sac qu'il avait emporté ne contenait que de quoi voyager pour 72 heures. Un vol de trois heures, une nuit sur place, et deux jours pour le retour par la route, l'affaire ne devait pas durer plus.
Mais Luc-Etienne Beauloye a dû prolonger son séjour. Plus de trois mois plus tard après avoir pris un avion de Bruxelles à Tanger, le 18 août, il est toujours au
Maroc, coincé dans la ville du détroit.
«Les gens ici sont vraiment gentils mais je n'arrive pas à en profiter. Je n'en peux plus, je veux rentrer».
Belge de la région de Namur, il gagne sa vie comme chauffeur de bus. Cet été, alors qu'il avait un trou entre deux contrats, un Marocain de Bruxelles, patron d'une société de transports, lui aurait proposé un extra: ramener en Belgique un bus resté à Tanger.
«J'avais besoin de travailler, explique Luc-Etienne
, pas tant pour ce que ça me rapportait financièrement, mais pour être sur la route, bouger». 150 euros, seulement, pour trois jours de mission. Avec lui dans l'avion vers le Maroc, le patron ainsi qu'un autre Marocain de Bruxelles. Il est originaire de Tanger, invalide et sans emploi, il voyage souvent gratuitement, accompagne les passagers,
«pour m'occuper, dit-il,
voir ma famille au Maroc. Je comprends aujourd'hui que ça ait pu intriguer les policiers». Les cris de joie des douaniers
Le 19 août au matin, les trois hommes récupèrent le bus sur un parking de Tanger, puis prennent la direction de la ville de Ceuta. Luc-Etienne ne connaît pas le pays, ses routes, et ne s'étonne pas du coup de passer par Ceuta, enclave espagnole en territoire marocain. Le trajet n'est pourtant pas habituel. Pour rejoindre
l'Espagne le plus court était d'aller jusqu'au port de Tanger Med à une quarantaine de kilomètres de Tanger puis emprunter un bateau vers Algeciras.
«A notre arrivée à la frontière, raconte Luc-Etienne, le propriétaire du bus, qui le conduisait jusque là, me dit de prendre le volant pour franchir le poste pendant que lui s'occupait des formalités».
Premier contrôle, première mauvaise surprise: les papiers du véhicule, sa plaque d'immatriculation, belges, sont faux. Le propriétaire du bus a entre-temps disparu dans la nature, pas d'explication possible pour Luc-Etienne, qui reste coi devant les douaniers marocains.
Visite ensuite du bus, deuxième surprise: «les policiers ont crié de joie, raconte Luc-Etienne,quand ils ont découvert une cache installée sous les fauteuils». Pas assez grande pour un homme selon le malheureux, mais pour une cinquantaine de kilos de cannabis pourquoi pas.«Heureusement la cache était vide», soupire-t-il aujourd'hui, jurant qu'il n'était au courant de rien. Direction le poste de police de Tétouan.
Interrogatoire «à la façon européenne»
Luc-Etienne apprendra alors à connaître le Maroc par des chemins moins touristiques. Trois jours de garde à vue, un interrogatoire «à la façon européenne» rassurent les policiers; c'est-à-dire se limitant uniquement aux questions; quand le deuxième Marocain, son compagnon d'infortune, est lui traité «à la façon africaine». «Je l'entendais hurler dans la pièce d'à côté», raconte Luc-Etienne, alors que son accolyte se souvient:
«Ils m'ont frappé avec des câbles électriques, m'ont brûlé la peau.Quand ils m'ont demandé s'il y avait une deuxième cache dans le bus, j'ai répondu ‘oui’ juste pour qu'ils arrêtent».
Luc-Etienne aurait, selon lui, signé un procès-verbal en arabe, sans traduction. Les deux hommes sont soupçonnés de
trafic de stupéfiants, même si la cache ne contenait rien. Premier procès, ils sont relâchés, mais le procureur du Roi fait appel. Ils échappent à la prison mais sont retenus au Maroc, sans passeport, sans téléphone portable belge. Ils vivent tous les deux chez la famille du second, font tout ensemble, ressassent leur histoire ad nauseam en attendant leur procès en deuxième instance. Depuis cet été, ils sont passés entre les mains de plusieurs avocats avant de se rendre compte, selon eux, que les
«uns étaient aussi pourris que les autres».«Certains nous incitaient à graisser la patte du procureur du Roi, un autre nous demandait l'équivalent de 3.000 euros puis acceptait de descendre à 500.»
Finalement, leur choix s'est porté sur un avocat au cabinet décoré par des cadres du Roi Lion et du Livre de la Jungle, Maître Ahmed Afia du barreau de Tanger. Ce dernier demande environ 620 euros pour les deux clients, ne semble pas vraiment connaître le dossier mais espère,«Inch'allah», que leurs passeports leur seront bientôt remis.
Depuis la Belgique, des personnes liées à cette transaction auraient proposé à Luc-Etienne de payer un douanier pour les faire sortir. «Je n'exclue pas cette solution, mais j'ai peur, c'est très risqué.», explique Luc Etienne. L'autre refuse de revenir s'expliquer à Tanger.
Avec du recul, c'est à dire après plusieurs mois de galère à Tanger, alors que l'été a laissé la place aux fortes pluies et que ses T-shirts ne suffisent plus. Avec tout ce temps, Luc-Etienne a surtout compris qu'il avait peut être failli servir de mule. «Je ne connaissais pas les pratiques au Maroc.»
Le Maroc, premier producteur de cannabis au monde
Il suffit de faire un tour sur les pages Internet d'actualités liées au trafic de cannabis entre le nord du Maroc —premier producteur au monde selon l'ONUDC avec l'Afghanistan— et l'Europe pour mieux connaître ces pratiques.
La prison de Tanger résonne des accents français, belges ou espagnols. Des «mules» qui ont pris le risque d'arrondir leurs fins de mois en ramenant quelques kilos de résine de cannabis dans leurs voitures ou camping-cars pour le compte de trafiquants. Selon
le JDD, il y avait au Maroc en 2009, 263 Français incarcérés pour trafic de drogue.
Le cannabis constitue un véritable commerce dans le nord du royaume: 200 tonnes de chira (résine de cannabis) saisies l'an dernier dans tout le Royame, dont 40 dans la province de Tanger, qui s'étend jusqu'à la frontière avec Ceuta. Des
«notables» du pays trempent aussi dans
un trafic qui ferait
vivre 66% des familles de la région du Rif.
«Finalement, je suis content de m'être fait arrêté maintenant, avec rien dans la cache du bus, soupire Luc-Etienne. Peut-être la marchandise allait elle être placée à Ceuta, avant de prendre le bateau. En tout cas, je suis sûr qu'ils se seraient servis de moi à nouveau pour faire du trafic. Je me suis fait duper à 200%. J'ai suivi les traces de mon père. Il était chirurgien, il s'est fait escroquer par un associé, il a perdu plusieurs millions de francs belges à l'époque».
Quitter le pays en payant les douaniers
Luc-Etienne repense parfois à l'option proposée par certains Marocains de payer un douanier pour le faire sortir du Maroc sans passeport.
«J'y pense parfois. Quitte à ne plus pouvoir revenir dans le pays.»
La corruption, la «rachwa», est l'un des fléaux dénoncés dans les manifestations pour plus de démocratie initiées en février dernier. Elle est
pratiquée à tous les niveaux de la société marocaine, selon l’ONG Transparency Maroc. Il n'y a pas une corporation qui ne soit épargnée. Avec le petit billet glissé dans le dossier pour faire aller plus vite les démarches administratives, les dirhams demandés par le policer sur le bord de l'autoroute pour faire oublier l'excès de vitesse à 70 euros ou, à une autre échelle, les militaires achetés par les passeurs pour fermer les yeux sur la barque, la patera, remplie d'Africains subsahariens en partance pour l'Espagne.
Quant à certains douaniers, ils ne font pas défaut dans la liste des corrompus. Un
rapport de l'Office Français des Drogues et des Toxicomanies prouve que les prises de haschich marocain dans le pays sont généralement beaucoup moins élevées que de l'autre côté du détroit.
En attendant de prendre une décision ou de retrouver son passeport, Luc-Etienne marche dans Tanger, fait la queue à l'agence Western Union pour récupérer l'argent que lui envoie sa famille, boit des thés avec son deuxième compagnon d'infortune ou discute avec Régis, un Camerounais croisé sur la place du Grand Socco et avec qui il partage le même objectif: quitter une ville devenue infernale.