Entre 3 et 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel pour la drogue en France



En France, le chiffre d’affaires annuel des drogues est estimé par l’OCRTIS (Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants) entre 3 et 4 milliards d’euros. À titre de comparaison, c’est un peu plus d’un mois de la facture pétrolière française ou encore le chiffre d’affaires annuel de l’industrie du poisson, en 2009.


Le mieux connu de ce marché est celui de la résine de cannabis, qui s’est largement « professionnalisé » depuis une vingtaine d’années. L’étude de l’OFDT de 2007 portant sur les gains des dealers de cannabis dans l’Hexagone permet de se faire une idée de l’ampleur réelle des problématiques afférentes au blanchiment de l’argent de la drogue à partir d’une estimation du chiffre d’affaires, évalué à 832 millions d’euros.


Il distingue au sein d’un réseau de distribution quatre différentes strates d’intervenants : le semigrossiste en amont du réseau, un intermédiaire A, un intermédiaire B et le dealer de rue. Le trafic de cannabis serait peu lucratif au niveau des dernières strates de distribution. En effet, les « petits » dealers de rue, les plus nombreux, gagneraient des sommes d’argent très limitées, tandis que les intermédiaires situés dans la chaîne du trafic juste après les semi-grossistes seraient plutôt dans des logiques de consommation ostentatoire à faible impact en termes de pratiques de blanchiment.


Ainsi, dans bon nombre de cas, l’argent de la drogue répond à une logique de promotion sociale individuelle assise sur un besoin de reconnaissance sociale. La plupart des dealers ne se projettent pas dans une logique d’accumulation mais « flambent » les revenus de leur activité illicite, le plus souvent en produits de marque, voire de luxe. Ils suivent une logique de court terme, sacrifiant au passage leurs perspectives d’insertion légale.


On peut dire qu’il s’agit là de la modalité la plus basique, la plus primitive de blanchiment par dilution des sommes gagnées dans l’économie légale. Ces trafiquants ne manient, en général, que des espèces. A contrario, les semi-grossistes réaliseraient, quant à eux, suffisamment de profits pour envisager de faire appel à l’ingénierie financière dans le but de dissimuler l’origine des gains tirés de la revente de cannabis.


Une étude non publiée confirme que les trafiquants qui font appel au blanchiment sont en réalité peu nombreux au
regard de la masse des petits revendeurs et des intermédiaires. Au sein de cette population qui s’enrichit réellement du trafic de drogues, la majorité a plutôt recours à des méthodes que l’on peut qualifier d’artisanales. On y trouve une poignée de trafiquants plus âgés et plus aguerris, qui ont su développer des mécanismes
sommaires tels que :


■ Le commerce de véhicules. Le procédé consiste à acquérir un véhicule en le payant tout ou partie en espèces, puis à le revendre rapidement en échange d’un chèque. L’opération est renouvelée afin de capitaliser un maximum d’argent, qui sera réinvesti dans d’autres activités.


■ Le rachat de tickets de loterie ou de PMU. Il s’agit d’un procédé bien connu dans les milieux du banditisme qui permet de s’assurer des revenus déclarés et incontestables. Le trafiquant rachète un ticket gagnant à un joueur. La transaction se fait par paiement en espèces, à un prix supérieur au montant du gain réel. Le délinquant peut ainsi échanger le ticket contre un chèque du PMU ou de la loterie qu’il dépose ensuite sur son compte.


■ Les machines à sous dans les casinos peuvent servir à convertir les avoirs illicites : le taux de redistribution des ma-chines atteint près de 85 %. Ainsi, cette technique rudimentaire permet de disposer d’un chèque de casino pour justifier de l’origine de ses gains. Le mode opératoire utilisé par le délinquant, consiste, soit seul, soit à l’aide de complices, à jouer suffisamment longtemps sur la même machine, jusqu’à l’obtention d’un jack pot.


■ L’expatriation des fonds à l’étranger. Cette méthode rudimentaire trouve un regain d’intérêt étant donné le contrôle croissant exercé par le système bancaire lors des dépôts. Ces fonds, une fois parvenus dans le pays de destination, alimentent divers investissements (petits commerces, immobilier) ; ils peuvent aussi être placés dans les banques locales puis être rapatriés en France par virement officiel et ainsi justifier des crédits bancaires.


■ L’achat d’or peut être un refuge compte tenu de sa valeur actuelle sur les marchés. Il n’est pas rare que, avec la complicité d’un courtier en métaux précieux, un trafiquant puisse échanger des espèces contre des lingots d’or ; ici, c’est le courtier qui prend le risque au moment du change puisqu’il ne respecte aucune des obligations légales que sa profession lui impose.


■ L’acquisition de fonds de commerce qui génèrent beaucoup de mouvements en espèces comme les bars, sandwicheries, points phone, salons de coiffure, laveries automatiques… L’argent du trafic est ensuite intégré dans le chiffre d’affaires qui est ainsi maximisé. Cela peut aussi permettre au trafiquant de se verser un salaire déclaré. Les cessions de parts de fonds de commerce sont très peu contrôlées, elles ne nécessitent pas le recours à un officier ministériel.


Cette catégorie de trafiquants tend à se constituer ainsi une épargne de précaution. En revanche, pour la minorité des trafiquants qui brassent des centaines de milliers, voire des millions d’euros, les techniques de blanchiment sont beaucoup plus sophistiquées et les champs d’investissement privilégiés sont l’immobilier etl’assurance.


■ L’acquisition de biens immobiliers en France ou à l’étranger est une pratique privilégiée. Pour les investissements dans des pays tiers, les transferts de fonds s’opèrent par porteur de valise. Ayant aujourd’hui
bien appréhendé les risques qu’ils courent en utilisant le système bancaire, les trafiquants préfèrent ce type de transfert. L’investissement immobilier dans certains pays du Sud (Maroc, Sénégal…) est depuis quelques années une opération particulièrement attractive : non seulement l’acquisition de biens est difficilement détectable (absence de cadastre, pas de fichier centralisé), mais le marché y est en progression continue.


En France, l’acquisition de biens immobiliers est une constante chez les trafiquants professionnels. Celle-ci se fait soit en nom propre, soit sous forme de SCI (société civile immobilière), qui permet d’utiliser des prêtenoms, ainsi le trafiquant n’apparaît pas dans les statuts juridiques de la société. De plus, l’achat de locaux en mauvais état est préféré afin de pouvoir blanchir un maximum d’argent dans la rénovation (souvent non déclarée et payée en espèces). Ces biens sont ensuite loués afin de garantir des revenus licites aux trafiquants.


■ Le placement en produits d’assurance, notamment en assurances-vie, constitue une méthode discrète eu égard à la faiblesse du contrôle prudentiel. Certains courtiers indélicats peuvent faciliter ce type d’opération moyennant rémunération. En outre, ce type de placement a pour spécificité de ne pas apparaître lors des recherches effectuées par les enquêteurs (absence d’un fichier centralisé, au contraire des banques – fichier des comptes bancaires – Ficoba).


D’autres encore sont même directement insérés dans les circuits de la mondialisation financière via les paradis fiscaux. Pour ce faire, et grâce au capital accumulé, ils peuvent compter sur un dense réseau de relations interpersonnelles, en capacité de mobiliser des compétences financières, bancaires et juridiques rendant peu détectables les fonds acquis par le trafic. Beaucoup d’entre eux n’opèrent plus directement de France mais sont installés à l’étranger, notamment dans le sud de l’Espagne, lequel est devenu un point névralgique du trafic de drogues en Europe en devenant un centre de stockage de la cocaïne et de la résine de cannabis qui arrivent sur le Vieux Continent.


Ainsi, les autorités espagnoles insistent sur l’importance des capitaux européens provenant du commerce de la drogue dans le secteur immobilier du sud de l’Espagne. L’investissement immobilier aurait contribué à son essor économique à hauteur de 6 % selon certaines estimations.


Les centres offshore : un rouage qui profite aux trafiquants internationaux


Toutes les méthodes de blanchiment susmentionnées, surtout quand elles sont les plus techniques, sont susceptibles de s’avérer très onéreuses pour les trafiquants et d’engendrer une grande variabilité des coûts de transaction. Le blanchiment peut alors représenter une stratégie coûteuse.


Les marges prélevées par les intermédiaires et les coûts de transaction (mise en oeuvre de la stratégie et coût engendré par le risque) sont susceptibles de dissuader l’acte de blanchiment. Compte tenu des dispositifs de contrôle mis en place dans les systèmes bancaires, les trafiquants peuvent alors revenir à des méthodes primitives dont la plus connue est l’Hawala. Ce réseau financier s’inscrit dans des pratiques ancestrales d’entraide en l’absence ou en cas de difficultés d’accès au système bancaire formel, notamment en Asie du Sud.


L’envoi d’argent d’un travailleur migrant à sa famille est un exemple éclairant de cette technique. Il s’agit d’un système de transfert informel de fonds utilisé dans diverses régions du monde pour disposer de capitaux d’un pays à un autre. Il est fondé sur un « contrat de confiance » (appartenance ethnique, même village…), peu onéreux, rapide et moins bureaucratique que le système financier formel. Ce dispositif légitime peut être détourné de son usage premier ; en effet, compte tenu des formalités réduites et du relatif anonymat, il est facile de l’utiliser à des fins de blanchiment et de financement d’activités illicites.


Cependant, un certain nombre d’affaires emblématiques démontrent que le recours à la technicité des zones grises du système financier mondial va croissant. Elle peut se réaliser via le transfert de fonds dans des pays tiers et en particulier le transport d’espèces jusqu’au Luxembourg, l’Andorre ou le Liechtenstein, des lieux où les conditions de dépôt sont assez souples, et plus généralement dans les centres offshore, plates-formes se prêtant notamment parfaitement aux activités de blanchiment attachés au commerce transnational de drogues.


Le Fonds monétaire international (FMI) considère comme quasi-équivalents les centres offshore et les paradis fiscaux (juridictions à faible fiscalité qui accueillent des opportunités d’affaires et individuelles dans un but d’évasion fiscale). La liste des paradis fiscaux et des centres offshore est d’ailleurs confondue entre le GAFI (Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux / volet judiciaire) et le forum de stabilité financière (volet régulation financière).


On dénombre près de soixante-douze centres offshore dans le monde. Ils sont, certes, peu nombreux comparativement aux centres financiers traditionnels comme Londres, New York, Tokyo ou Singapour, mais les sommes déposées y sont considérables et croissantes afin de faciliter notamment l’intermédiation financière et d’accélérer la circulation mondiale des capitaux. On y trouve des succursales des grandes banques et des organisations criminelles, qui n’hésitent pas à exploiter les possibilités offertes par ces centres.


Ces centres offshore se font concurrence en proposant des services et des mécanismes financiers toujours plus innovants dans le but d’attirer la clientèle tout en réduisant les contraintes. Or, pour certains d’entre eux, le risque de s’exposer à de l’argent sale est réel et sérieux, celui-ci pouvant alors ternir leur réputation et faire fuir les clients dont les activités sont légales. Dans ce climat de concurrence exacerbée, tout ce qui vient entraver ce jeu, notamment l’accroissement des procédures de contrôle et des formalités, est vu comme un obstacle.


Pour les trafiquants, l’enjeu consiste à trouver les intermédiaires compétents, crédibles et dignes de confiance. Ces derniers peuvent agir pour le compte de plusieurs acteurs soit dans le domaine de l’évasion fiscale, soit dans celui d’activités illégitimes, comme le financement illégal des partis et le détournement de fonds publics.


Les défis lancés aux autorités dans la lutte contre l’argent de la drogue


Face au blanchiment, l’enjeu pour les États consiste à orienter l’action des pouvoirs publics en direction d’une plus grande régulation des flux financiers. Il s’agit d’intervenir dans les rouages de l’économie et de la finance pour éviter que le système ne fonctionne en roue libre.


Cependant, les moyens déployés, qu’ils soient de nature préventive ou répressive, seront différents suivant qu’ils agissent en amont ou en aval de la filière. L’infraction de blanchiment est en effet difficile à établir étant donné la nécessité de mettre à jour l’infraction sousjacente, du moins en France. À défaut, la mobilisation de l’infraction de « non justification de ressources » facilite la poursuite de l’entourage du trafiquant qui tire profit de l’activité de ce dernier.


Depuis quelques années, face à l’essoufflement de la lutte contre le trafic de drogues, le dépistage et la confiscation des avoirs illégaux des trafiquants apparaît comme une orientation productive pour les services de police et de justice.


La mise en place, depuis peu, par les autorités répressives de plusieurs États d’un réseau informel d’experts, Carin (Camden Assets Recovery Inter-Agency Network), destiné à favoriser la coopération entre cinquante-cinq États quant à la détection, la saisie et la confiscation du patrimoine des criminels est une approche innovante.


Ainsi, axer la lutte contre le trafic de drogues sur son volet patrimonial constitue une doctrine (ré)activée par la police et la justice. Le caractère dissuasif de cette modalité répressive montre une certaine efficacité. De plus, le retour sur investissement pour les services répressifs n’est pas négligeable puisqu’ils bénéficient, en partie, à l’État, voire directement aux services enquêteurs. Ainsi en 2010, le fonds de concours, géré par la MILDT, créé en 1995 (décret n°95-322), destiné à recevoir l’argent issu de la vente des avoirs des trafiquants, a recueilli près de 21 millions d’euros, contre 1,2 million en 2007.


Cependant, l’expérience des États-Unis devrait tempérer quelque peu l’engouement pour cette méthode de lutte dans la mesure où un tel dispositif y a montré ses limites en produisant des effets pervers, dont le plus significatif est la focalisation presque exclusive sur les avoirs accumulés, en laissant les opérations de trafic se dérouler.


En France, le paysage institutionnel en matière de lutte contre le blanchiment lié à la criminalité s’est vu enrichi d’une nouvelle structure créée par la loi n° 2010- 768 du 9 juillet 2010 – l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués – destinée à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale.


Néanmoins, des écueils subsistent, obérant la réponse de l’État


L’entraide judiciaire, par exemple, demeure parfois problématique et tout particulièrement lorsque des pays ne disposent pas eux-mêmes de législation anti blanchiment à jour. L’enquête patrimoniale nécessite des moyens humains formés, des délais relativement longs et des moyens financiers adéquats. La formation des magistrats aux enjeux patrimoniaux constitue, en outre, l’un des points clés de l’amélioration du dispositif.


Un acteur international se distingue, le GAFI, dont le rôle s’articule autour de l’édiction de normes globales en matière de blanchiment. Pour ce faire, il a recours principalement à de la soft law (naming and shaming)9 pour inciter les États à adopter les principes et règles prudentielles dans le champ du blanchiment. La publication d’une liste noire, sous-entendu des pays non coopératifs, est soumise à discussion et largement perméable aux divergences politiques. Si les acteurs de la répression demeurent perplexes quant au pouvoir prescripteur de cette organisation, il n’en reste, pas moins qu’il agit sur les cultures professionnelles des acteurs privés. Il appelle à la vigilance des institution privées chargées de détecter les transactions et les clients suspects et de transmettre les informations pertinentes aux services de renseignements compétents.


Conclusion


La montée en puissance progressive, depuis les années 1980, de la dérégulation de la finance mondiale a concouru et concourt à la facilité du blanchiment et in fine à la mondialisation de la criminalité.


Ce phénomène est venu renforcer la puissance des organisations criminelles transnationales les plus liées au commerce de la drogue, lui-même en plein essor avec notamment la forte expansion de l’usage de cocaïne.


Aujourd’hui, les techniques d’ingénierie financière ont atteint un point de sophistication tel qu’elles facilitent la dissimulation des profits de la drogue – énormes compte tenu des taux de marge exorbitants – et favorise son recyclage dans l’économie légale au prix de dysfonctionnements majeurs, comme on l’a vu par exemple récemment en Espagne avec le rôle de l’argent sale dans l’aggravation de la bulle immobilière. En France, si la fraction des trafiquants la plus connectée aux flux financiers mondiaux reste extrêmement minoritaire, il n’en demeure pas moins que, compte tenu des sommes engendrées par le trafic de drogues, la lutte contre le blanchiment est un enjeu primordial.


D’ores et déjà, on peut affirmer qu’à l’avenir cette problématique risque de se faire de plus en plus prégnante avec l’augmentation significative des gains suscités par la pénétration des trafiquants de cannabis français sur le marché de gros de la cocaïne, laquelle aura des répercussions sur toute la chaîne de distribution, des gros marchands aux petits revendeurs. Si seul l’argent des premiers possède potentiellement une dimension stratégique au sens où il a un effet perturbateur et donc de déstabilisation de l’économie légale, les sommes engendrées par les trafics des individus situés en bout de chaîne ont aussi, à leur échelle, des retombées sociales néfastes sur les pans de territoire où ils s’exercent.


La lutte contre le blanchiment n’est donc pas antinomique avec les enjeux actuels liés à la réforme de la régulation financière. En effet, réintroduire du contrôle et réduire la profusion de produits financiers serait de nature à entraver singulièrement une partie des modes de blanchiment. Du reste, les scandales financiers de ces dernières années tendent à confirmer l’usage par les acteurs du monde bancaire et financier de méthodes criminelles, alors que de leur côté les trafiquants investissent dans des entreprises légales. Aujourd’hui, les frontières entre les sphères licite et illicite s’estompent de plus en plus.


Source:Medialibre

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