Vive le "Cannabis de la Paix" !

Les lignes bougent et on avance à pas de géants...
Publié le: 4 juin


Dans Libération ce Week-End, deux articles ont attirés notre attention, le premier de Michel Henry "Les ados français rois du pétard" à propos des résultats de l’enquête ESPAD rendue publique le 31 mai,
et le second "Le Cannabis de la paix" signé par Marcela Iacub que nous reproduisons ci-dessous. Et à la suite, nous mettons en exergue deux contributions de Francis Caballero, datant de 2000 (avec sa traduction anglaise assurée par Peter Webster) et la seconde de 2002 (à propos de la Loi Dell’Agnola).

"S’ils font leur guerre à la drogue, ce n’est pas pour la terminer mais pour pouvoir continuer à la faire sans jamais s’arrêter." Marcela Iacub

Avec cette lumineuse contribution, Marcela Iacub prolonge le propos déjà relevé en 1996 par Christian de BRIE, in Manière de voir n° 29, Le Monde Diplomatique, "Conflits fin de siècle", février 1996. (16 ans !) "
« Le thème de la guerre à la drogue est devenu l’un des morceaux de bravoure de politiciens cyniques ou démagogues qui investissent électoralement dans le sécuritaire et le contrôle social. Discours musclé inusable, soutenu par les bureaucraties chargées de la répression en quête de crédits et de légitimité, la prolongation indéfinie des hostilités sert leurs ambitions. »
Le constat est établi depuis des décennies, mais (trop) rares sont les intellectuels français conscients des enjeux liés à la prohibition.
Vive le Cannabis de la Paix. Merci Marcela !
Le collectif Cannabis Sans Frontières
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Libération
Le cannabis de la paix
1 juin 2012 à 19:06
Par MARCELA IACUB
En dépit des positions peu courageuses prises par François Hollande lors de la campagne présidentielle, la légalisation du cannabis pourrait devenir l’un des grands enjeux du prochain quinquennat. Ceci moins par les nombreuses voix de gauche favorables à une telle mesure que par l’impact que celle-ci pourrait avoir sur les politiques sécuritaires. En effet, l’un des principaux arguments des pourfendeurs du régime actuel de prohibition est celui de la paix sociale. A leurs yeux, si on légalisait le cannabis, les mafias disparaîtraient et avec elles les assassinats, les vols et toute une économie parallèle nourrie d’illégalités, de violence et d’exclusion.
Plus encore, les énormes coûts de cette violence que l’Etat ne cesse de déployer dans sa guerre contre la drogue disparaîtraient eux aussi. C’est pourquoi l’enjeu de la légalisation du cannabis est, comme dans les westerns, le triomphe de la loi sur la guerre. Non pas d’une loi pour faire la guerre, mais au contraire pour y mettre fin et pour jouir sous l’empire de la loi des bienfaits de la paix. Dans son livre Legalise It (éditions l’Esprit frappeur), Francis Caballero, auteur du célèbre Droit de la drogue, développe ces arguments d’une manière si convaincante que le lecteur, loin d’être satisfait, est saisi avec effroi par une question lancinante : comment les pays démocratiques peuvent-ils continuer à interdire ? La démonstration de Caballero est si claire et comme indiscutable qu’il n’y a qu’une seule explication qui semble plausible : c’est parce qu’ils souhaitent que cette criminalité continue. S’ils font leur guerre à la drogue, ce n’est pas pour la terminer mais pour pouvoir continuer à la faire sans jamais s’arrêter. L’histoire juridique de cette guerre que Caballero décrit dans ses étapes fondamentales nous permet de comprendre son utilité politique et institutionnelle.
Commencée au début des années 70, elle a non seulement généré des mafias et de la délinquance ordinaire mais aussi un véritable droit d’exception pour leur faire face. Un droit d’exception qui est loin de concerner une population réduite et bien ciblée comme celui qui combat le terrorisme, par exemple. Le droit d’exception né de la guerre contre la drogue concerne des masses de population très vastes. Aux Etats-Unis, le quart de la population carcérale, soit environ 500 000 personnes, est composé de personnes condamnées pour affaires de drogue. Et loin de viser des entreprises criminelles ponctuelles et cernées, le droit d’exception contre la drogue vise et affecte les manières ordinaires de vivre.
On sait que, dans les pays démocratiques, les usagers de cannabis se comptent par millions, la France étant le plus grand consommateur en Europe. Francis Caballero décrit ainsi une à une les entorses faites aux droits et aux libertés des citoyens que la guerre contre la drogue a entraînées et qu’elle a installées d’une manière permanente dans l’ordre juridique. Entorses qui abîment le droit en transformant ces règles exceptionnelles en autant de précédents, prêts à s’étendre petit à petit vers des nouveaux domaines. Droit d’exception qui a permis par la suite de traiter d’autres infractions pénales selon la même logique dérogatoire, comme c’est le cas de la criminalité sexuelle ou du proxénétisme. Droit d’exception que les politiques sécuritaires actuelles cherchent à étendre à l’ensemble des infractions et, qui plus est, à transformer la logique répressive en une autre préventive, de sorte que l’ensemble des citoyens se trouve sous contrôle.
Comme si la guerre contre la drogue avait été le laboratoire des politiques sécuritaires qui allaient connaître un tel succès depuis le milieu des années 70, et dont le but est d’affaiblir le régime des droits et des libertés individuels, l’un des traits les plus importants des démocraties développées : non seulement les droits et les libertés de la minorité des délinquants mais ceux de la population dans son ensemble.
Cette analyse nous permet de faire une lecture originale des usages politiques de l’insécurité. Il s’agirait moins de satisfaire le besoin qu’auraient les masses de haïr et de punir la minorité des criminels et des délinquants pour se consolider comme groupe, pour se distraire, pour jouir des punitions légitimes qu’elles infligent, que d’instaurer un nouveau rapport de pouvoir entre l’Etat et les individus au détriment de ces derniers. Comme si les masses fascinées par la démagogie pénale cherchaient en vérité à se punir, à s’affaiblir elles-mêmes, tout en croyant qu’elles s’acharnent sur la minorité de délinquants et des criminels.
Et c’est sur ce point que l’on peut tracer des parallèles entre la démagogie pénale actuelle et le fascisme de jadis où la volonté des masses de détruire les minorités cachait celle de se détruire elles-mêmes. C’est pourquoi la légalisation du cannabis a une telle importance, non seulement pratique mais aussi symbolique.
Parce que la guerre contre la drogue a été le point de départ des politiques sécuritaires, la légalisation du cannabis pourrait, tel un remords, devenir la première décision politique visant à les défaire.

  DEUX TEXTES DE FRANCIS CABALLERO  

Archives / Mardi 8 Octobre 2002
TRIBUNE
La sécurité routière, le cannabis et la loi
Francis Caballero est avocat, professeur à l’Université de Paris X, auteur du "Droit de la drogue" (Dalloz 2000)
AUJOURD’HUI l’Assemblée nationale doit débattre d’une proposition de loi de M. Dell’Agnola sur "la conduite automobile sous l’influence de drogues illicites et psychotropes". Une proposition qui s’inscrit dans le "grand chantier" du Président de la République visant à lutter contre l’insécurité routière en renforçant la répression à l’encontre des conducteurs "sous l’emprise de produits dangereux". Et au premier rang d’entre eux les consommateurs de cannabis, "impliqués dans 20 % des accidents corporels", selon l’exposé des motifs.
Le texte crée un délit de conduite "sous l’influence de plantes ou substances classées comme stupéfiants" (art. L. 235-2 Code de la Route), puni de deux ans de prison et de 4 500 ¤ d’amende, sur le modèle de la conduite en état d’ivresse. Il institue également un "contrôle aléatoire de l’usage des stupéfiants sur la route" en permettant à la police de soumettre "même en l’absence d’infraction préalable ou d’accident, toute personne qui conduit un véhicule à des épreuves de dépistage de la présence dans l’organisme de ces plantes ou substances" (art. L. 235-4). Et comme un tel dépistage risque de coûter cher, son financement est assuré par une "taxe additionnelle" sur le tabac.
Sont ainsi visés cent soixante quatorze plantes ou substances classées, parmi lesquelles, outre le cannabis, les opiacés naturels (morphine, héroïne, codéine) et synthétiques (méthadone), la cocaïne, le MDMA ou ecstasy, le LSD, les amphétamines et certains barbituriques. Du pain sur la planche pour les contrôleurs qui vont devoir faire des choix et laisser de côté un grand nombre de produits. Le texte laisse d’ailleurs de côté les médicaments psychotropes (tranquillisants, somnifères) qui selon le rapport Lagier, Sécurité routière, drogue licites ou illicites et médicaments (1996), ont une dangerosité avérée, comparable à celle des drogues illicites. Le rapport précise même à propos du cannabis, qu’il n’y a "pas de différence significative entre les groupes (usagers de THC et non usagers) par rapport à la fréquence de responsabilité d’accident".
Il est vrai que des travaux plus récents démontreraient le contraire. Selon une étude non publiée, la fréquence des accidents chez les moins de 27 ans serait multipliée par 1,8 pour les médicaments, 2,5 pour le cannabis et 3,8 pour l’alcool. Admettons ces chiffres. En relevant que le cannabis peut être incontestablement un facteur d’accident, en cas de somnolence, perte de vigilance, vertiges, etc. Il est donc normal de faire de l’ivresse cannabique une cause d’aggravation de la peine du responsable d’un accident corporel. Il n’y a en effet aucune raison de traiter différemment le chauffard alcoolique ou le conducteur intoxiqué, qui cause par son comportement des morts ou des blessés. De ce point de vue le texte se justifie pleinement.
Le problème est que l’on ne connaît pas, comme pour l’alcool (0,5 gr/l), le seuil de détection de l’ivresse stupéfiante. Et on ne peut admettre que la moindre trace de stupéfiant dans le sang constitue une preuve de l’état d’intoxication. En particulier pour le cannabis qui a la particularité de se fixer dans les graisses, et d’être détectable "plus de deux mois après que le sujet ait cessé d’en absorber" (rapport Lagier p. 71).
Telle est la raison pour laquelle la loi Gayssot du 18 juin 1999 institue un dépistage systématique des stupéfiants chez les conducteurs impliqués dans un accident mortel. Le but du législateur est de déterminer une "correspondance entre le comportement accidentogène et l’usage illicite de stupéfiants". Cette recherche épidémiologique, coordonnée par le Ministère de la santé et l’OFDT à partir d’un échantillon de 9 500 personnes par an, doit fournir ses résultats en 2004. Quatre substances sont concernées : les opiacés, le cannabis, les amphétamines et la cocaïne.
La loi Gayssot est également répressive. Elle sanctionne le refus de se soumettre au dépistage de deux ans d’emprisonnement. Et elle autorise la transmission des résultats des analyses au Procureur de la République dans le but évident d’engager des poursuites. Le tribunal correctionnel de Colmar a ainsi dû se prononcer en octobre 2001 sur le cas d’un jeune homme, détecté positif au cannabis, poursuivi pour mise en danger de la vie d’autrui après avoir provoqué un accident mortel. L’analyse de son sang révélait un taux de THC (principe actif du cannabis) de 3,7 nanogrammes, taux qui selon l’expert judiciaire, professeur de médecine légale à la Faculté de Strasbourg, avait "très certainement modifié profondément sa vigilance".
Une erreur grossière pour un expert. Rappelons qu’un nanogramme correspond à un milliardième de gramme, soit 0, 000 000 001 gramme, un chiffre infinitésimal. 3,7 nanogrammes ne représentent donc qu’une trace infime de THC dans l’organisme, insusceptible de caractériser une ivresse quelconque. Le jeune homme a d’ailleurs déclaré avoir fumé "une vingtaine de jours avant l’accident". Il a donc été condamné pour homicide par imprudence, mais relaxé pour mise en danger de la vie d’autrui.
Ce qui a justifié sa relaxe, c’est la comparaison de son taux de THC avec celui du canadien Rebagliati, champion olympique de surf à Nagano, détecté positif avec un taux de 17,5 nanogrammes. Or gagner un slalom olympique exige des qualités de vitesse, de précision et de contrôle, incompatibles avec une ivresse cannabique. Rebagliati, qui n’avait évidemment pas fumé avant la course et invoquait même le "cannabis passif", a donc conservé sa médaille. Il n’a heureusement pas été sanctionné pour dopage.
Car, pour paradoxal que cela puisse paraître, le cannabis est un produit dopant, censé améliorer les capacités physiques et sportives. Il est en effet classé comme tel par le CIO et le tandem Buffet-Kouchner. Il est même le produit dopant le plus détecté en France. De nombreux sportifs de haut niveau ont ainsi été sanctionnés pour dopage au cannabis (Lama, Barthès, Philibert, Wilberger, Dieng, Paille, etc Š). Tout récemment, le champion du monde de Formule 3000, le tchèque Tomas Enge, a été détecté positif avec un taux plus de dix fois supérieur au seuil de 15 nanogrammes fixé par le CIO.
Son cas vient d’être tranché. Il a perdu son titre pour avoir été le meilleur pilote de l’année grâce au cannabis !
Or, le seuil de détection du dépistage de la loi Gayssot est de 0,5 nanogramme. Pour la recherche ça va, mais pour la répression, bonjour les dégâts. Il est clair que le contrôle prévu par la proposition Dell’Agnola n’a plus pour objet la sécurité routière, mais bel et bien "la guerre contre la drogue". C’est ce qui explique les réserves du meilleur spécialiste en la matière, le Pr Claude GOT, qui se demande si l’objectif poursuivi par le législateur est "d’améliorer la sécurité sur les routes ou de poursuivre les usagers de stupéfiants".
Il faut dire que le législateur est dans une situation intenable. Il veut prévenir les accidents causés par l’ivresse cannabique, mais il ne peut la constater. Car à la différence de l’alcool ou des médicaments dont l’usage est licite, les drogues comme le cannabis demeurent illicites. Tout seuil de dangerosité implique donc un usage, par définition contraire à la loi. D’où la tolérance zéro. D’un texte destiné à prévenir les accidents, on passe ainsi à un projet visant à réprimer les fumeurs.
Mais il y a plus grave.
Car la proposition Dell’Agnola prévoit des contrôles "aléatoires et inopinés", sans la constatation préalable d’une infraction ou d’un accident. Sans même la constatation d’une ivresse manifeste, pourtant possible selon la jurisprudence de la Cour de cassation. Bref, sans autre fait que la liberté d’aller et venir. Du jamais vu en France. D’autant que le contrôle ne consiste pas à souffler dans un ballon, mais exige un test d’urine et une analyse de sang sous surveillance médicale, ce qui prend du temps. En définitive, le texte donne à la police le pouvoir d’arrêter tout citoyen, à la tête du client, sans flagrance, sans ivresse, sans rien, pour un contrôle de plusieurs heures, en présumant son usage illicite de stupéfiant !
Les défenseurs des libertés ont de quoi s’indigner. Les atteintes aux droits des conducteurs contrôlés (présomption d’innocence, liberté de circulation, intégrité physiques) ne sont plus justifiées par la sécurité publique. C’est inquiétant. Cela permet un arbitraire total du gendarme ou du policier. Avec une tendance totalitaire d’intervention avant tout délit contre des millions de personnes, automobilistes ou motards. Voila qui ne peut que contribuer à créer une atmosphère malsaine entre la jeunesse, principale concernée, et les forces de l’ordre. Elle aura l’impression, non sans raison, que sous prétexte de sauvegarder la vie humaine, la loi Dell’Agnola lance en réalité la chasse aux jeunes au bord des routes. F.C.
par Francis Caballero

Droit de la Drogue
Francis Caballero & Yann Bisiou
Suite de la Prologue
Dix ans ont passé depuis la première édition du Droit de la drogue. Son auteur n’est plus seul, mais le but de l’ouvrage reste le même : l’étude des règles applicables aux drogues licites et illicites et l’évaluation de leur efficacité. Une étude critique tant en ce qui concerne la notion même de drogue, abusivement confondue avec celle de stupéfiant, que le régime des diverses substances réglementées, sans rapport avec leur dangerosité réelle. La question est de savoir si cette critique a fait progresser la matière, et si en dix ans, « les préjugés, les mythes et l’ignorance » ont reculé par rapport à « l’humanisme et la raison » espérés en conclusion du Prologue. D’où la nécessité d’une Suite du Prologue retraçant les évolutions du droit de la drogue au cours des dix dernières années.
Sur le plan conceptuel, les progrès de la raison ont été évidents. L’unité de la notion de drogue englobant à la fois les drogues licites (tabac, alcool, médicaments ... ) et les drogues illicites (stupéfiants) est désormais officiellement admise. Le Comité d’éthique (1994), les rapports Henrion (1995) et Roques (1998) reconnaissent tous que le tabac, l’alcool et les psychotropes légaux sont des substances de même nature, présentant les mêmes risques d’abus toxicomaniaques, que le cannabis, la cocaïne ou les opiacés illégaux. D’où la proposition d’extension des compétences de la Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie au tabagisme, à l’alcoolisme et à la pharmacodépendance. Et si cette proposition n’a été que partiellement suivie d’effet, cela tient exclusivement à l’action de certains lobbies, farouchement opposés à toute assimilation de leurs marchandises à des drogues. Rationnellement cependant, l’extension de la notion de drogue ne se discute plus. Elle ! vient d’ailleurs de recevoir une éclatante confirmation avec le nouveau Code de la Santé publique (2000) qui regroupe dans sa troisième partie consacrée à la lutte contre les dépendances, tabagisme, alcoolisme, toxicomanie et dopage.
Elle n’est évidemment pas sans conséquences sur le régime des substances réglementées. Elle conduit en effet logiquement au durcissement de la réglementation « laxiste » des drogues licites et à l’adoucissement de la répression « prohibitionniste » des drogues illicites. À titre d’exemple, pour deux drogues comparables comme le tabac et le cannabis, on devrait assister à un renforcement des contraintes sur la première et à une légalisation contrôlée de la seconde. Or, la décennie écoulée montre que si pour les drogues légales (tabac, alcool, tranquillisants, dopants ... ) le droit positif se rapproche lentement de cet objectif, en revanche pour les drogues illégales (cannabis, cocaïne, héroïne, ecstasy ...), il s’en éloigne résolument.
Du côté des drogues licites, le texte le plus significatif est la loi Evin (1991), acte de courage politique remarquable, qui rappelle celui du gouvernement Mendès-France jetant les bases du Code des boissons (1959) face au lobby des bouilleurs de cru. Pour sa part, la loi de 1991 pose en principe l’interdiction de toute forme de promotion des tabacs et alcools. Une interdiction stratégique compte tenu de l’importance de la communication pour ce type de produits. Une interdiction au surplus renforcée par d’autres mesures restrictives : avertissement sanitaire obligatoire, augmentation des prix du tabac, interdiction de fumer dans les lieux publics, interdiction de vente d’alcool aux mineurs et dans les stades, etc. Le tout assorti de sanctions pénales déclenchées par les associations de lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme admises à se constituer partie civile. Une victoire indiscutable du lobby de la santé face à ceux des alcooliers et des cigarettiers.
La suite des événements est cependant moins glorieuse. La loi Evin, attaquée de toute part, qualifiée de « liberticide » par ses nombreux détracteurs, va être « assouplie » à plusieurs reprises : dérogation en faveur du parrainage de certaines compétitions sportives par les fabricants de tabac (1993), suppression de l’interdiction d’affichage en faveur des boissons alcooliques (1994), amendement « buvette » rétablissant la vente d’alcool dans les stades (1999), etc. Les dispositions de lutte contre l’alcoolisme y perdent une grande part de leur cohérence. Celles visant le tabagisme résistent mieux grâce à l’appui du droit européen et de la communauté internationale. L’Union européenne soutient en effet les dispositions françaises par des directives communautaires et l’Organisation mondiale de la santé s’en inspire pour préparer un projet de Convention « cadre » sur le tabac.
Le résultat est une baisse « historique » de la consommation de cigarettes en France de quinze pour cent entre 1991 et 1999. Un succès notable, bien que passé inaperçu. Du côté des alcools, la baisse est nettement moins sensible, mais elle est continue depuis quarante ans : de vingt quatre litres d’alcool pur par habitant et par an en 1960 à onze litres aujourd’hui. On peut certes mieux faire, mais ces chiffres sont encourageants. Ils montrent qu’il est possible de lutter avec une certaine efficacité contre des drogues aussi addictives que le tabac ou aussi culturelles que l’alcool, grâce à une réglementation stricte, sans prohibition. En clair une politique de légalisation contrôlée — car le Code des boissons et la loi Evin ne sont pas autre chose — peut être un instrument efficace pour combattre les toxicomanies.
C’est d’ailleurs ce que confirme l’exemple du changement du statut de la méthadone. En 1995 en effet, cet opiacé de synthèse, classé parmi les stupéfiants, devient un médicament de substitution fourni aux héroïnomanes sous contrôle médical. Or substituer une drogue licite à une drogue illicite se révèle une excellente méthode de *traitement social*. Les résultats en termes de santé publique sont spectaculaires : le nombre d’overdoses est divisé par trois (de 563 en 1994 à 167 en 1999). Un vrai succès sanitaire, passé, lui aussi, relativement inaperçu. La délivrance de méthadone par l’Etat n’est d’ailleurs qu’un volet d’une politique plus large de réduction des risques qui justifie d’autres mesures résolument nouvelles, comme la distribution gratuite de seringues ou le soutien aux associations de toxicomanes. Une doctrine humaniste et pragmatique qui refuse de traiter les usagers de drogue comme des délinquants ou des malades, mais les considère comme des citoyens ordinaires. ! L’abstinence n’est donc plus recherchée. On se contente de la « maintenance » pour réduire les risques de délinquance, d’overdose ou de sida. Plusieurs milliers de personnes reçoivent ainsi leur dose journalière d’opiacés et leurs seringues aux frais de la collectivité. Un véritable îlot de tolérance dans un océan de prohibition.
Il existe cependant une autre tolérance beaucoup plus discutable, bien qu’elle émane du législateur lui-même : le cas du dopage. Ainsi l’usage de produits dopants par un sportif est tout d’abord dépénalisé par la loi Bambuck (1989), la sanction pénale du juge étant remplacée par la sanction disciplinaire des fédérations. Puis, devant le peu d’empressement du monde du sport à s’autocontrôler, la sanction est transférée par la loi Buffet (1999) à une autorité administrative indépendante. Mais, dans le même temps, le texte légalise l’administration de produits dopants sous contrôle médical. Pire, il organise un système de contrôle hypocrite, qui fait du cannabis l’un des premiers produits contrôlés, alors que les véritables dopants (EPO, hormones de croissance, corticoïdes ... ) restent indétectables. De façon générale, l’amateurisme des mesures de contrôle face au professionnalisme des sportifs dopés est manifeste. Il ne faut donc pas s’étonner si l’on assiste à l’échec progra ! mmé du dispositif légal vers un dopage scientifiquement organisé. Dans ce contexte de complaisance généralisée, on note toutefois un îlot de sévérité vis-à-vis des « pourvoyeurs » de produits dopants assimilés à des trafiquants de drogue.
Or, du coté des drogues illicites, les temps sont au durcissement de la répression. La « guerre contre la drogue » est officiellement déclarée. Au niveau international tout d’abord, avec la Convention de Vienne sur le trafic de stupéfiants et psychotropes (1988), la plus dure jamais adoptée en la matière. Au niveau national ensuite, avec une avalanche de textes répressifs qui se succèdent à un rythme effréné (1989, 1990, 1991, 1992, 1994, 1996, 1999), tous dans le sens de la plus grande rigueur. Dès qu’il s’agit de drogue le législateur semble saisi du « syndrome de Médellin » : toujours-prêt-à-voter-­n’importe-quelle-disposition pour montrer qu’il est « sans pitié » avec les trafiquants. Le problème est qu’une législation d’exception écrite en pensant aux grands cartels colombiens de la cocaïne s’applique majoritairement aux petits revendeurs locaux de cannabis.
Ainsi le trafic de stupéfiants en bande organisée est aujourd’hui l’infraction la plus sévèrement réprimée du droit français. Plus que le crime contre l’humanité ou l’assassinat d’un mineur avec acte de barbarie. D’autant qu’il est jugé devant des cours d’assises spéciales sans jurés. Quant au trafic simple, il est le délit le plus sévèrement puni de tous les délits avec des peines de dix ans d’emprisonnement et de cinquante millions de francs d’amende, sans compter les peines accessoires et les pénalités douanières. Des peines qui s’appliquent sans distinction à l’importateur d’une tonne d’héroïne ou au porteur de dix grammes de haschich. Ainsi pour le cannabis, qui représente les deux tiers des poursuites, la loi prévoit vingt ans de prison pour la production d’un plant, dix ans pour la détention d’une « barette » et un an pour la consommation d’un joint ! Des peines manifestement disproportionnées au regard de la gravité des actes incriminés.
D’autant que s’y ajoutent des procédures « très très spéciales », totalement exorbitantes du droit commun (garde à vue prolongée, perquisitions de nuit, provocations policières et douanières, etc.) visant à renforcer l’efficacité des services de police. Des procédures qui s’appliquent, là encore, au grand trafiquant comme au petit détenteur. Ainsi le porteur de quelques grammes de haschich peut-il être soumis à une garde à vue de quatre jours sans voir un avocat avant trois jours, alors qu’un assassin violeur d’enfants ou un tueur professionnel ne peut être gardé à vue que quarante-huit heures avec un avocat dès la première heure. Une injustice flagrante.
Du coup la police et la justice ont le champ libre pour agir avec « la plus grande rigueur ». À cet égard la législation sur les stupéfiants constitue un bon révélateur des limites des droits des citoyens dans une société démocratique. Et force est de constater que les bornes admissibles sont souvent dépassées. Ce n’est pas un hasard si la première condamnation de la France pour torture et acte de barbarie par la Cour européenne des droits de l’homme (1999) vise des sévices subis en garde à vue par un trafiquant de drogue. La police n’est d’ailleurs pas seule à maltraiter cette catégorie de personnel. La justice n’est pas en reste et n’hésite pas à « bousculer » quelques-uns de ses principes pour les besoins de la répression.
Pendant l’instruction, la détention est le principe et la liberté l’exception, alors que la loi pose le principe contraire. Lors du jugement, la prison souvent ferme est la règle, même pour une première comparution. Après la condamnation, la contrainte par corps, véritable prison pour dette douanière, s’ajoute à l’emprisonnement de droit commun, et ce au mépris de la règle du non cumul des peines. Le droit douanier des stupéfiants est d’ailleurs une « zone de non-droit », depuis la retenue douanière sans avocat ni notification des droits jusqu’aux amendes faramineuses qui profitent directement aux agents des douanes. Plus généralement, le droit de la drogue tire tout le droit pénal vers le bas en érodant sournoisement ses principes fondamentaux : le principe de légalité criminelle, la non-rétroactivité de la loi pénale, la rétroactivité de la loi pénale plus douce, le non-cumul des peines, la plus haute acception pénale, la nécessité d’un élément matériel de l’infraction, etc. ! Tous sont plus ou moins écartés pour les besoins de la cause par la jurisprudence. Sans compter que celle-ci qualifie systématiquement de trafic, le simple transport de petites quantités de stupéfiants à des fins personnelles. Une qualification qui transforme tous les jeunes usagers en trafiquants de drogue. Quant à la flagrance, elle n’est plus ce qu’elle était : le « regard voilé » d’un jeune homme déambulant dans le métro caractérise désormais le flagrant délit d’usage de cannabis... En définitive, il est clair que la Chambre criminelle n’est plus la gardienne du droit et des libertés qu’elle devrait être ; elle est devenue l’auxiliaire zélé de la répression.
L’efficacité de la machine répressive est impressionnante. Les infractions à la législation sur les stupéfiants remplissent à elles seules plus de quinze pour cent des prisons françaises. Elles constituent même depuis 1995 la première cause d’incarcération toutes infractions confondues. Elles contribuent ainsi largement à la surpopulation carcérale.
Cela n’entraîne pas pour autant un recul de la toxicomanie, bien au contraire. Tous les indicateurs (interpellations, saisies, sondages ... ) montrent une croissance exponentielle de l’usage et du trafic depuis la loi de 1970. Le total des interpellations est passé de 3 000 personnes en 1972 à 30 000 en 1988, et 90 000 en 1998. Une multiplication par trente. Entre 1970 et l998, le total des saisies est passé de 77à 340 kilos pour l’héroïne, de 2 grammes à 1000 kilos pour cocaïne, et de 600 kilos à 60 tonnes pour le cannabis. Une multiplication par cent. Pire encore, dans les dix dernières années, on a assisté à l’explosion d’une drogue qui n’existait même pas lors du vote de la loi : l’ecstasy qui est passé de trente comprimés saisis en 1987 à plus d’un million en 1998. Une multiplication par trente mille. Quant aux estimations officielles du nombre d’usagers, elles sont passées pour le seul cannabis de 800 000 personnes dans le rapport Pelletier (1976) à trois et cinq milli ! ons dans le rapport Henrion (1995). En définitive, ce qui était une attitude relativement marginale dans les années soixante-dix, est devenu un fait de société dans les années quatre-vingt-dix.
L’échec de la législation prohibitionniste et répressive est patent. Et il n’est pas seulement français, mais mondial. Ainsi, les États-Unis, chantres de l’abstinence avec leur programme « tolérance zéro » et champions toutes catégories de la répression avec leur « tzar » anti-drogue, terminent le siècle avec plus d’un demi million d’Américains en prison et une légalisation rampante du cannabis thérapeutique. Les autorités américaines ont beau affirmer être sur le point de gagner la guerre contre la drogue, elles l’ont en réalité perdue depuis longtemps. Elle était d’ailleurs perdue d’avance. Car imposer par la force un monde sans drogue, comme un monde sans tabac ou sans alcool, est un objectif typiquement américain, totalement irréaliste, qui n’a aucune chance de réussir. Pire, il se révèle dangereux, non seulement pour les libertés individuelles, mais aussi pour la sécurité et la santé publique.
Car l’armada judiciaire, policière et douanière est évidemment incapable d’intercepter la masse croissante des substances en circulation. Elle ne contribue qu’à augmenter le prix des produits et les profits des trafiquants. Elle conduit également les usagers à commettre des crimes et délits pour se procurer leurs doses. Le rapport Trautmann (1990) chiffre ainsi entre trente et cinquante millions de francs par jour le « prélèvement » des seuls héroïnomanes sur la collectivité. Facteur de délinquance dans les rues, la prohibition des drogues est aussi un facteur de dissémination du Sida ou d’autres maladies graves. Étendue à la vente des seringues, elle a entraîné en France la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Sans parler des overdoses dues majoritairement aux produits frelatés, ni des risques croissants de corruption policière, etc...
En définitive, lorsqu’une législation se retourne contre ceux qu’elle est censée protéger (usagers) et profite à ceux qu’elle est censée combattre (trafiquants), il est temps de la reconsidérer. Après trente ans d’application la loi de 1970 apparaît comme une erreur historique, pur produit de l’ignorance et des préjugés de ses rédacteurs. Symbole de l’obscurantisme législatif : la peine d’un an de prison pour un individu solitaire et majeur qui absorbe en privé une substance de son choix pour se procurer des sensations. Au pays des droits de l’homme et du cartésianisme, c’est plus qu’une erreur : c’est une faute. Il serait temps que la France se ressaisisse et donne au monde l’exemple d’une politique réaliste et humaine de lutte contre les drogues.
Elle est d’autant plus en mesure de le faire qu’elle dispose d’une alternative crédible : la légalisation contrôlée. Les enseignements des dix dernières années du droit de la drogue, comme d’ailleurs ceux de l’histoire, sont en effet assez clairs. La supériorité objective des régimes appliqués aux drogues licites sur ceux imposés aux drogues illicites est largement démontrée. Elle s’explique d’ailleurs facilement. En remplaçant un idéal inatteignable d’abstinence par un idéal raisonnable de modération, le législateur augmente ses chances de réussir. Il peut se borner à lutter contre les abus préjudiciables à la jeunesse, à la société et aux tiers. Et il peut profiter d’avantages importants découlant du fait que les drogues sont des marchandises contrôlables et taxables.
Ainsi la légalisation du seul cannabis pourrait-elle créer des dizaines de milliers d’emplois, apporter des milliards de francs à l’État et à la Sécurité sociale, décriminaliser des millions de consommateurs, désengorger les prisons, et même de mieux protéger la santé publique par des garde-fous appropriés (information des usagers, interdictions de vente aux mineurs, d’usage en public et au volant ... ). Des bénéfices indéniables qui ne peuvent être indéfiniment ignorés, surtout au regard des effets pervers du couple prohibition-répression. L’approche prohibitionniste des années soixante-dix n’est manifestement plus adaptée au troisième millénaire. Il est temps de remplacer la guerre contre la drogue par la lutte civile contre l’abus des drogues.

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